Quatrième lettre aux députés européens▶ : En lisant ◀le▶ pamphlet du Labour Party (18 août 1950)s
Messieurs ◀de▶ ◀l’▶Assemblée consultative,
Quelqu’un qui ne se sent pas ◀le▶ député ◀de▶ Mozart, ni ◀d’▶Athènes, ni ◀de▶ Rome, ni ◀de▶ rien à vrai dire ◀de▶ ce qu’a pu signifier ◀le▶ nom ◀d’▶◀Europe▶, c’est bien ◀l’▶auteur du Manifeste publié par ◀le▶ Labour Party sur ◀le▶ problème ◀de▶ ◀l’▶unité ◀européenne▶. Quand il regarde notre vieux continent, il n’y voit, si j’ose dire, que ce qui n’y est pas ; il voit que ça n’est pas rouge, et que ça n’est pas anglais. Il distingue un ensemble ◀de▶ pays peu sûrs, qui d’une part ne font point partie du Commonwealth, d’autre part ne sont pas socialistes, ou ne ◀le▶ sont pas avec ◀le▶ bon accent. Comment s’unir avec des gens pareils ? Leur existence est purement négative.
J’ai bien lu ce pamphlet, ◀d’▶une étrange arrogance. Ce qu’il dit n’est pas toujours clair. Ce qu’il ne dit pas saute aux yeux. ◀L’▶idée que ◀l’▶◀Europe▶ soit une culture, une unité ◀de▶ civilisation, un foyer ◀d’▶inventions dans tous ◀les▶ ordres, un trésor ◀de▶ diversités souvent irréductibles mais sans prix, ◀de▶ libertés, ◀de▶ foi, et ◀de▶ formes ◀de▶ vie, cette idée par exemple ne ◀l’▶effleure pas. Il n’y a pour lui qu’un seul problème : ◀la▶ politique du plein emploi ; une seule méthode : étatiser ◀les▶ industries ; un seul pays qui ait su ◀le▶ faire : ◀la▶ Grande-Bretagne ; et ce pays n’est pas ◀européen▶. En effet, dit ◀le▶ pamphlet, nous ◀les▶ Anglais, nous sommes plus près des Dominions que ◀de▶ ◀l’▶◀Europe▶, « par notre langue ; et par nos origines, nos habitudes sociales et nos institutions, notre point de vue politique et nos intérêts économiques »…
Je ne sais ce que ◀les▶ Hindous, ◀les▶ Boers, ◀les▶ Canadiens français et même ◀les▶ Irlandais, pensent ◀de▶ ces origines communes… ◀Le▶ point de vue politique des Dominions n’est pas celui ◀de▶ ◀l’▶auteur sur ◀la▶ question ◀de▶ ◀l’▶◀Europe▶, — voir ◀les▶ résolutions ◀de▶ Colombo ; et pas un seul ◀de▶ ces pays n’est travailliste… ◀Les▶ habitudes sociales, ◀les▶ intérêts… On devine ce qu’il y aurait à dire là-dessus. Bref, une seule chose paraît claire, dans tout cela : ◀les▶ habitants ◀de▶ ◀la▶ Grande-Bretagne et leurs « parents ◀de▶ ◀l’▶Australie et ◀de▶ ◀la▶ Nouvelle-Zélande » (seuls mentionnés) restent unis par une même langue. Si c’est celle du pamphlet, tremblons pour ◀la▶ famille ! Tous ◀les▶ adversaires ◀de▶ ◀l’▶◀Europe▶ méritent ◀d’▶écrire comme M. Hugh Dalton.
Je vois bien qu’il se dit partisan ◀d’▶un peu ◀d’▶union tout de même, pour faire face aux Soviets et au déficit en dollars. Si peu que rien, en fait, car selon sa brochure, ce minimum ne saurait être envisagé que s’il n’affecte pas ◀les▶ intérêts anglais, et que si toute ◀l’▶◀Europe▶ se convertit à ◀l’▶étatisme illimité. Ce qui n’offre aucune base ◀de▶ compromis, c’est-à-dire ◀d’▶action positive.
À ces deux conditions ◀de▶ ◀l’▶union — ◀les▶ mieux faites pour ◀la▶ rendre impossible, l’une en esprit et l’autre en probabilité —, M. Dalton soumet ◀le▶ Conseil de l’Europe. Et cela produit des résultats bizarres. Votre Assemblée, selon lui, peut faire du bon travail, pourvu qu’elle n’ait aucun pouvoir. Mais ◀le▶ Comité ministériel cessera ◀d’▶être démocratique s’il accepte ◀la▶ loi ◀de▶ ◀la▶ majorité. Cette logique fait ◀la▶ nouveauté du daltonisme, encore qu’elle ne soit pas tout inconnue des Russes. Elle se fonde sur ◀l’▶axiome que ◀la▶ démocratie est identique au socialisme anglais. Il en découle primo : qu’une Assemblée sans majorité travailliste ne saurait être tolérable que dans ◀la▶ mesure où elle reste impuissante — ◀d’▶où ◀le▶ refus ◀d’▶un Parlement ◀européen▶ ; secundo : que ◀les▶ champions ◀d’▶un régime fédéral fondé sur ◀la▶ majorité « doivent être considérés comme ◀les▶ ennemis ◀les▶ plus dangereux ◀de▶ ◀l’▶unité ◀européenne▶ », — ◀d’▶où ◀le▶ refus ◀de▶ toute autorité politique super-nationale.
Cet ami ◀de▶ ◀l’▶unité siège parmi vous. Il va trouver sur vos banquettes des adversaires et des alliés inattendus. ◀Les▶ socialistes continentaux seront des premiers, et ◀les▶ conservateurs britanniques des seconds.
On devine que ces conservateurs suivent une logique non daltonienne : ils partent ◀d’▶un axiome inverse. Démocratie et socialisme leur apparaissent contradictoires. Et cependant, pour ◀l’▶étonnement des cartésiens, cette logique différente ◀les▶ conduit aux mêmes conclusions négatives.
Au Parlement ◀européen▶, s’il est doté ◀de▶ pouvoirs législatifs, à ◀l’▶Autorité politique, s’il faut qu’elle ait vraiment ◀de▶ ◀l’▶autorité et ne souffre donc point ◀de▶ veto, ◀les▶ Tories disent non ◀d’▶un seul cœur, dans ◀la▶ même langue que ◀le▶ chancelier du Lancaster. Opposés en tout, sauf en cela, conservateurs et travaillistes nous obligent donc à constater objectivement que leurs motifs profonds ne sont point ceux qu’ils donnent, mais bien ceux qu’ils subissent plus que d’autres en leur île : j’entends ◀le▶ nationalisme étatisé et ◀le▶ mythe survivant des souverainetés. L’un nourrit l’autre, parce qu’il y trouve un alibi. Cette passion ne recourt à ce mythe que pour garder quelque moyen ◀d’▶agir sans démasquer sa vraie nature.
Car dans ◀le▶ fait, où sont nos souverainetés ? Qui ◀les▶ a vues depuis quelques décennies ? Qui donc ose ◀les▶ défendre ouvertement, à part nos staliniens sur ◀l’▶ordre du Kremlin ? Et comment se définissent-elles ?
Toynbee, qui est un grand historien, écrit au Times qu’elles ne font point partie ◀de▶ ◀la▶ doctrine et des dogmes chrétiens. Suárez et ◀les▶ jésuites pensaient différemment, mais c’était il y a trois-cents ans. Personne ne sait très bien, en somme. On essaie ◀de▶ nous dire que ◀l’▶opinion y tient. Quelle opinion, et qui ◀l’▶exprime ? ◀Les▶ peuples, interrogés sur ◀la▶ question, seraient bien en peine ◀d’▶en comprendre ◀le▶ sens. Ils n’aiment pas que ◀l’▶étranger commande chez eux. C’est tout. Mais s’il faut éviter que ◀l’▶étranger soit Staline, ils acceptent fort bien que leurs armées soient commandées par un Américain. On prétend même qu’ils auraient accepté que leur monnaie perde un tiers ◀de▶ sa valeur, parce que Londres avait dévalué.
Je cherche en vain : Où sont encore ◀les▶ souverainetés ◀de▶ nos États, quand ◀l’▶armée et ◀l’▶économie n’en dépendent plus que pour ◀la▶ forme et ◀le▶ détail ? Restent ◀les▶ tarifs douaniers, ◀les▶ monnaies mal couvertes, et ◀les▶ calibres différents : tout le monde voudrait leur unification. Et quant aux lois pénales et aux systèmes fiscaux, je ne vois pas que leur variété ait empêché ◀les▶ États des US ou ◀les▶ cantons ◀de▶ ◀la▶ Suisse ◀de▶ se fédérer.
◀La▶ souveraineté nationale absolue n’est donc plus qu’un prétexte au droit de veto, qui revient à donner ◀le▶ seul pouvoir réel, quoique négatif, à ◀la▶ minorité ; et derrière ◀le▶ veto se cachent en fait ◀les▶ vieux nationalistes, ◀les▶ daltoniens, et ◀les▶ totalitaires cyniques. (Ou bien ◀les▶ staliniens seraient-ils naïfs, quand c’est par décision ◀d’▶un État étranger qu’ils disent vouloir garder ◀la▶ souveraineté du leur ?)
Messieurs ◀les▶ députés, ce serait pure folie que ◀d’▶essayer ◀de▶ sauver ce qui s’en va, au prix de ◀l’▶avenir ◀de▶ ce qui est. ◀La▶ question n’est pas ◀de▶ renoncer à des souverainetés illusoires — comment faire abandon ◀de▶ ce qu’on n’a plus ? — mais ◀de▶ renoncer, une fois pour toutes, à invoquer ce mauvais motif qui en cache ◀de▶ pires, pour arrêter ◀l’▶élan vers notre union.
N’attaquez pas ◀les▶ souverainetés, dépassez-◀les▶ ! Refaites-en une à ◀l’▶échelle ◀de▶ ◀l’▶◀Europe▶ ! Il y va ◀de▶ notre indépendance, qui vaut mieux qu’elles, et qu’elles sabotent.
◀Le▶ peuple suisse, il y a cent ans, n’a pas voté ◀la▶ suppression des souverainetés. Ses vingt-cinq États sont souverains sur ◀le▶ papier, mais fédérés en fait. Chacun ◀d’▶eux a gardé sa personnalité, parce qu’un groupe ◀d’▶Imprudents et ◀d’▶Utopistes, qui voyaient et qui aimaient toutes ◀les▶ couleurs du prisme, leur a donné presque sans qu’ils s’en doutent ◀la▶ force et ◀les▶ moyens ◀de▶ ◀l’▶indépendance : une Autorité fédérale. Nous n’attendons rien de plus, ni rien ◀de▶ moins ◀de▶ vous.